On raconte que dans une contrée où les forêts couvraient tout, vivait un vieillard pauvre et reclus. Sa seule compagnie était une vieille chèvre qu’il chérissait comme un trésor. La chèvre, fidèle et aimante, gardait la maison et suivait l’homme partout. Celui-ci, malgré son bonheur simple, nourrissait un désir secret : avoir des enfants pour transmettre son nom.
Un matin, parti couper du bois, le vieillard laissa la chèvre seule. Pour rendre service à son maître, la chèvre alla demander conseil au génie de l’arbre sacré, qui veillait au cœur de la forêt. L’arbre parlait d’une voix grave et profonde :
— Que veux-tu, petit animal à cornes ?
— Je veux rendre mon maître heureux, répondit la chèvre. Il souhaite des enfants. Si tu peux m’aider, transforme‑moi en femme pour lui donner une descendance.
Le génie réfléchit un instant, puis dit :
— Je peux te transformer en femme. Mais souviens‑toi : un pacte se noue toujours avec la magie.
La chèvre, toute joyeuse, sauta de joie. Le génie prononça alors une phrase étrange et ancienne :
— Sakajaa makajaa tunjii munjii !
Sous ses yeux, la chèvre devint une belle femme. Elle remercia le génie et rentra aussitôt auprès du vieillard. Le génie ajouta d’un ton sec :
— Tu lui donneras des enfants. Mais le cinquième enfant m’appartiendra : il devra être sacrifié et pendu à mon arbre.
La femme, bouleversée par la transformation mais résolue à rendre son maître heureux, n’écouta guère cette dernière recommandation et repartit aussitôt.
Le vieillard la reconnut comme sa fidèle chèvre. Ils eurent cinq enfants : quatre garçons sages et malicieux, puis un cinquième, petit et vif comme une plante qui pousse trop vite. Ils vécurent heureux des années durant.
Un jour, alors que les enfants jouaient dans la forêt, le plus jeune se cacha derrière un tronc. L’arbre — ou plutôt le génie qui l’habitait — s’ouvrit comme une gueule et commença à l’engloutir. Le petit poussa des cris terrifiés, appelant ses frères dans une langue ancienne :
« Yaay booy kaay jël ma bala may dee fii…
Yaay booy kaay jël ma jine bi jàpp na ma… »
Les frères accoururent et tinrent la mère au courant. Elle reconnut aussitôt la voix de l’arbre et courut, le cœur serré, implorer le génie.
— Rends‑moi mon enfant ! supplia‑t‑elle.
Le génie lui répondit, implacable :
— Tu as promis. Le cinquième enfant est à moi. Tu dois le sacrifier.
La mère tomba à genoux.
— Tu as dit que je le donnerais, répliqua‑t‑elle doucement, mais tu n’as pas précisé l’âge, ni expliqué ce qu’est un “sacrifice”. Donner la vie n’est pas la même chose que l’ôter. Si ton pacte était clair, nous t’aurions obéi ; mais la magie doit aussi être juste.
Le génie, dont la voix trembla, hésita. Les paroles vagues d’un accord ne regardent pas seulement les mots : elles regardent le cœur. Il accepta finalement de convoquer un conclave des génies de la forêt — d’antiques esprits des arbres, des sources et des rochers — pour trancher.
Le soir même, sous la pleine lune, le grand arbre ouvrit un portail lumineux. Des génies d’écorce, des esprits de ruisseaux et des sylphes aux cheveux de mousse arrivèrent, formant un cercle autour du tronc. Chacun y alla de son avis, mais les plus anciens rappelèrent une vérité que la mère connaissait déjà au fond d’elle‑même : la vie d’un enfant ne se négocie pas avec une promesse confuse.
Un vieux génie, dont la barbe était tissée de lianes, parla ainsi :
— Un pacte doit être clair, l’intention n’était pas de sacrifier mais d’aider ; la formulation est ambiguë.
Un autre génie, doux comme une source, proposa :
— Le cinquième enfant restera, mais pour réparer l’équilibre, la famille offrira quelque chose de précieux à la forêt : un don de soin. Ils planteront arbres et vivres, protégeront la forêt et veilleront sur ses créatures. Ainsi la dette se transformera en pacte de respect mutuel.
Le génie qui avait parlé d’abord, honteux, baissa la tête. Il reconnut son imprudence et accepta la décision du conclave : l’enfant serait rendu à sa mère, et la famille deviendrait gardienne de la forêt.
La mère, le père et les cinq enfants revinrent chez eux, le cœur léger. Sous la houlette des génies, ils plantèrent arbres, creusèrent fontaines et firent de leur maison un refuge pour les animaux. Les années passèrent ; la forêt prospéra, et la voix du petit, qui avait failli se perdre, chanta longtemps parmi les feuilles.
Ainsi, la justice l’emporta sur l’ambiguïté, et la promesse mal formulée se transforma en une alliance vivante entre l’homme, la femme‑chèvre et la forêt. Un oubli ou une maladresse peut toujours être rattrapé, pour peu que l’on sache écouter et réparer.